Cet atelier de cartographie sensible relationnelle a été conçu sur une demande de l’équipe de l’ANR MOBILES qui travaille pendant 3 ans sur l’expérience des lieux et la socialisation langagière des étudiant.e.s internationaux pendant leurs études à Lyon. Le thème original de cet atelier met en lien ma recherche-action en cartographie sensible du territoire et la pratique de design relationnel que l’on développe au sein du Collectif TAMA.
Il s’est déroulé le mercredi 7 juillet 2021 dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon, dans le cadre d’un séminaire intitulé « méthodologie des cartes sensibles » organisé les 7 et 8 juillet 2021 avec la communauté de recherche française en cartographie sensible. Il a été financé par l’ANR (Agence nationale de la recherche).
L’équipe organisatrice du séminaire m’a proposé d’organiser un atelier pratique et expérimental de cartographie sensible mobilisant l’ensemble des 21 participant.e.s au séminaire qui des invités extérieurs spécialistes de la cartographie sensible et des membres de l’ANR MOBILES.
L’équipe organisatrice du séminaire était constituée de :
– Laboratoire EVS (Environnement Ville Société) de l’ENS : Dominique Chevalier, Claire Cunty, Thierry Joliveau, Hélène Mathian.
– Laboratoire ICAR (Interactions, Corpus, Apprentissages, Représentations) de l’Université Lyon 2 : Jean-François Grassin.
La présente publication présente les éléments saillants d’un Rapport d’analyse (63 pages) plus complet de l’atelier qui m’a été commandité par l’équipe de recherche et qui est disponible à ce lien.
L’atelier s’est déroulé en deux temps : 1/ Terrain (½ journée) en groupe, avec prises de notes individuelles et 2/ Travail en salle (½ journée) : analyse des données/réalisation de cartes en groupe puis présentation collective.
Les objectifs de l’atelier à l’échelle du séminaire étaient de faire vivre aux participant.e.s du séminaire une expérience intéressante, ludique et fédératrice liée à une exploration territoriale localisée et d’organiser un débat critique sur l’expérience vécue par chacun.e.s des participant.e.s. Par ailleurs mon objectif personnel était de contribuer à enrichir l’approche de cartographie sensible « classique » par une perspective relationnelle à ma connaissance assez originale.
L’atelier visait en premier lieu à faire conscientiser et formuler aux participant.e les liens cognitifs générés, in situ, quand nous faisons l’expérience du milieu urbain. Nous supposions également que les formes de restitution produites seraient originales et apporteraient de nouvelles perspectives dans le domaine de la cartographie sensible.
Les questions de recherche sous-tendues par cet atelier sont les suivantes :
1_Quels signes/messages/communications percevons-nous du milieu urbain ?
2_A quels éléments/situations de notre histoire personnelle sont-ils reliés ?
3_Quels fils de relations pouvons-nous tirer à partir de notre immersion dans le milieu urbain ?
4_Jusqu’où peut-on tirer ces fils ?
L’originalité de la proposition explore une « double phénoménologie » : relever dans un premier temps ce qui nous atteint du paysage urbain, puis dans un deuxième temps en quoi ça nous atteint, à quoi ça nous fait penser, ce que ça nous évoque. On pourrait aussi parler de phénoménologie mémorielle/expérientielle (c.-à-d. liée à nos expériences passées/présentes/potentielles).
On pourrait aussi parler de « double sémiologie » du paysage urbain : répertorier ce qui nous fait signe, quel est ce signe et à quoi ce signe est-il relié en nous.
Le parcours en forme de pétales de fleur permet de maximiser la diversité des parcours, qu’ils partent tous d’un point central et que les trajets des différents groupes se recoupent à certains points.
Les supports de prises de notes sont constitués de feuilles de format A3 distribuées (un support « en marchant », un support « à l’arrêt » sur lequel il est demandé de recenser à la fois les « éléments du paysage urbain » et systématiquement « ce à quoi ça vous fait penser« .
La consigne donnée pour la captation des données est la suivante :
« Tirer le fil de vos perceptions », se laisser flâner, bercer par la marche dans une posture d’écoute. Suivre (et enregistrer) simplement le tracé GPS et/ou ses intuitions. Ne rien « chercher » à trouver/découvrir/penser. Consigner, répertorier ce qui vous marque.
Dessin de la fleur :
Géolocalisation des parcours et des points d’arrêts :
Support de prise de notes sur un point d’arrêt :
Terrain :
Travail en salle :
L’analyse détaillée des données recueillies se trouve dans le Rapport d’analyse de l’atelier.
Ce que nous appelons les « correspondances géographiques cognitives« , sont les lieux qui ont été évoqués par les personnes au moment de faire le parcours. Ils deviennent des références invoquées (convoquées) associées au quartier de la Croix-Rousse de Lyon et dessinent un tissu, un réseau, une trame de relations entre la Croix-Rousse à Lyon et d’autres lieux, régions, pays.
Ils peuvent être définis comme les liens mentaux ou émotionnels, conscients ou inconscients, que nous établissons entre l’expérience présente d’un lieu et l’expérience, passée, potentielle ou imaginaire, avec un ou plusieurs autres lieux.
Carte des correspondances géographiques individuelles d’une personne ayant déjà vécu à Lyon :
Carte des correspondances géographiques collectives avec des pays étrangers faites par les 15 participant.e.s :
Le cluster qui arrive en tête est l’Italie avec 7 occurrences (agglomérant les évocations du pays et les villes de Rome et Venise). La Grèce suit avec 5 occurrences (pays, ville d’Athènes et l’île de Rhode). Puis avec 4 occurrences la Suisse (villes de Lausanne et Genève) et l’Angleterre (villes de Londes, Brighton et Newcastle). La Corée, la Russie et le Maroc ont été évoqués à 3 reprises.
Chaque groupe de participant.e.s a réalisé, à partir des prises de notes individuelles, une carte d’un parcours en mouvement ainsi qu’une carte d’un point d’arrêt. Chaque groupes a établi des typologies à la fois d’éléments du paysage urbain et d’évocations qui ont servi de base à la création des cartes. Elles ont aussi servi de légendes aux cartes.
En analysant comparativement les typologies créées par l’ensemble des groupes, nous pouvons dégager les principales catégories partagées (par au moins 3 groupes).
– Typologies d’éléments du paysage urbain :
Personnes (x6), Architecture (x6), Sensoriel (x5), Nature (x4), Commerce/service (x3), Mobilier urbain (x3).
– Typologies d’évocations :
Personnes (x4), Lieux (x4), Sens ex. odeur… (x4), Sentiment/émotion (x3).
Il est intéressant de relever que les personnes, donc les humains, apparaissent en tête du classement des typologies instaurées par les différents groupes, autant en tant stimulant dans le paysage urbain qu’en tant qu’évocation associée à cette stimulation.
Exemple d’analyse faite par un groupe :
Les éléments perçus évoquent parfois des choses différentes (par exemple la signalétique de la corniche évoque à l’une « la corniche de Marseille » à l’autre « la personne qui a réalisé la signalétique ») et parfois une chose semblable (par exemple la « Muraille du Fort » qui évoque « une forteresse maritime » ou « tous les châteaux du monde »). Le groupe relève certaines évocations en chaîne, comme « la vue sur des immeubles hauts » qui évoque « le trajet vers la maison de retraite » évoquant lui-même « la grand-mère ». Dans la carte du points d’arrêt, une typologie évènements a été créée (ex. « bus qui passe, personne en trottinette, joggeur »).
Infographie de la carte du parcours en mouvement réalisée par le groupe 3
(J. Lascar, S. Malkova, T. Quesnot) :
Infographie de la carte du point d’arrêt n°1 réalisée par le groupe 8
(M. Borg, C. Cunty, C. Dominguès) :
Le dispositif a été globalement très bien reçu par les participant.e.s qui ont bien saisi les enjeux de la proposition et ont pu aisément « tirer le fil de leurs perceptions« .
Il peut être considéré comme performatif au sens qu’il crée de la conscience, en tous cas génère une conscience accentuée du milieu urbain en comparaison de l’expérience vécue quotidiennement. Une participante indique ainsi que « l’exercice nous change forcément, on devient plus attentifs ».
Les données récoltées par cet atelier sont très riches et peuvent faire l’objet d’analyse multiples.
L’atelier a semblé particulièrement bien fonctionner (au regard de la quantité des données récoltées) auprès d’un public ne connaissant pas du tout les lieux investigués.
il m’a semblé que la manière dont les données ont été restituées a rendu les présentations ont assez « froide », au sens d’une faible expérientialité de la restitution. C’est à dire que l’expérience vécue par les acteurs pendant le terrain a été beaucoup (trop ?) filtrée, analysée et croisée avec les autres membres du groupe. Ainsi la restitution a semblé très analytique et (re)projetait assez peu l’auditoire sur le terrain.
C’est certainement dû en bonne partie au dispositif lui-même, mais c’est peut-être aussi consubstantiel à une approche relationnelle de la cartographie sensible.
En effet, elle nous éloigne, par définition, du règne des perceptions primaires/brutes pour justement tirer des fils relationnels qui nous emmènent, et c’est là bien l’objectif et son intérêt, vers du ressenti, de la représentation plus complexe lié à nos trajectoires biographiques.
Le pari fait sur l’intérêt et l’originalité d’une approche relationnelle de la cartographie sensible a semble-t-il été relevé. La diversité et l’originalité des liens faits par les participant.e.s lors des prises de notes individuelles confirment bien l’intuition de la richesse d’une telle approche.
Cette approche permet de créer facilement des récits très riches. L’atelier pourrait être plus orienté dans ce sens dans d’autres contextes, avec des ouvertures possibles vers la fiction.
D’une manière générale, cet atelier de « cartographie sensible relationnelle » montre, s’il en était besoin, la richesse d’une approche de la ville centrée sur le vécu de ses usager.e.s, à minima complémentaire de l’approche technique et fonctionnaliste de la fabrique de la ville traditionnelle.
Il rappelle qu’une compréhension profonde des territoires, qu’ils soient urbains ou non, nécessite de s’attacher non pas simplement aux lieux mais bien à l’expérience des lieux.
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